Depuis la seconde moitié du XXe siècle, le wargaming s’est progressivement imposé comme un outil méthodologique pour explorer des hypothèses stratégiques, tester des plans opérationnels, ou encore simuler l’impact de décisions politiques dans un environnement conflictuel, et tout simplement jouer.
Loin d’être un simple exercice ludique ou un artefact d’état-major, le wargame est aujourd’hui reconnu comme une forme heuristique de modélisation stratégique, mobilisée aussi bien dans les cercles militaires que dans les institutions civiles, universitaires ou diplomatiques ( outils de simulation de crise ).
Cependant, la pertinence d’un wargame ne tient pas uniquement à la qualité de son modèle ou de ses données d’entrée.
Elle dépend également de sa capacité à intégrer une forme de contradiction interne, un facteur de remise en cause méthodique des hypothèses dominantes.
C’est précisément ce rôle que remplit la red team, structure critique dont la mission est de simuler l’adversité sous toutes ses formes : militaire, politique, cognitive ou technologique.
En ce sens, elle ne s’oppose pas simplement à un plan ; elle en teste les fondations.
Or, cet effort d’objectivation se heurte à une difficulté majeure lorsque le rôle de la red team est assuré par un ou plusieurs cerveaux humains plutôt que celui d'une machine : l’irruption constante de biais cognitifs, des schémas de pensée déformants qui affectent les jugements, même dans les contextes les plus formels.
Cet article propose d’analyser la contribution de la red team au sein du wargaming, tout en montrant comment les biais cognitifs peuvent parasiter le processus de simulation, tant dans les exercices militaires que dans les jeux numériques à vocation historique ou tactique.
Le wargaming contemporain constitue un dispositif de simulation stratégique dans lequel des acteurs incarnent des entités politiques ou militaires aux objectifs antagonistes.
Ces entités sont confrontées à un environnement dynamique, gouverné par des règles explicites, mais aussi par des éléments d’incertitude, brouillard de guerre, aléas logistiques, contraintes diplomatiques, choix éthiques.
L’objectif n’est pas tant de « gagner » la simulation que de révéler les conséquences des choix opérés, dans un espace d’expérimentation déterminé par le système de jeu.
Sur le plan épistémologique, le wargame se distingue du modèle mathématique classique par sa capacité à intégrer l’intentionnalité humaine, les erreurs de jugement et les effets non linéaires.
Il fonctionne ainsi comme un laboratoire de pensée, où des hypothèses stratégiques peuvent être testées, confrontées et parfois réfutées. Ce type de dispositif est notamment utilisé dans les académies militaires, les groupes de réflexion (think tanks) et les universités travaillant sur les études de sécurité.
J'essaye parfois d'être une red team à moi tout seul !!!
La red team représente un contrepoint méthodologique essentiel dans l’économie cognitive d’un wargame.
Elle ne se contente pas d’incarner un ennemi au sens tactique du terme : elle incarne l’altérité stratégique ou tactique, c’est-à-dire la capacité de penser en dehors des logiques propres à la doctrine dominante. Elle introduit dans la simulation une dissonance intellectuelle, un doute opérationnalisé, destiné à déconstruire les certitudes et à tester la robustesse des plans conçus par la « blue team ».
Historiquement, la red team s’est développée dans les années 1950 à la RAND Corporation, au sein de programmes de modélisation des conflits nucléaires.
Mais c’est surtout dans les années 1990-2000, avec l’émergence des conflits asymétriques, qu’elle s’est imposée comme structure réflexive, capable d’anticiper les tactiques non conventionnelles, les surprises stratégiques et les ruptures de paradigme.
Aujourd’hui, les red teams sont utilisées pour simuler des cyberattaques, des campagnes de désinformation, ou encore des effondrements systémiques.
Leur efficacité dépend toutefois de leur degré d’indépendance, de leur accès à l’information, et de leur capacité à penser à contre-courant. Une red team institutionnalisée, bridée par les mêmes biais que ceux qu’elle est censée critiquer, devient un simulacre.
À l’inverse, une red team agile, interdisciplinaire et encouragée à la subversion constructive peut devenir un levier puissant pour déjouer les logiques d’enfermement doctrinal.
Les biais cognitifs constituent l’un des dangers les plus insidieux dans le cadre du wargaming, car ils peuvent contaminer l’ensemble de la chaîne analytique : conception du scénario, sélection des paramètres, interprétation des résultats. Parmi eux, plusieurs ont un effet particulièrement délétère sur la simulation stratégique :
Le biais de confirmation, qui conduit les participants à sélectionner ou interpréter les données qui valident leurs hypothèses initiales, au détriment des signaux contradictoires ( ça m'arrive parfois en cours de jeu ! )
Le biais d’optimisme, souvent renforcé par des présupposés technologiques (supériorité des moyens) ou culturels (idée de moral supérieur), qui peut conduire à sous-estimer les capacités adverses.
Le biais de statu quo, qui pousse à reproduire les schémas doctrinaux dominants, sans les interroger.
Le groupthink, ou pensée de groupe, qui empêche la dissension intellectuelle et homogénéise les raisonnements.
Ces biais sont d’autant plus dangereux qu’ils sont partiellement inconscients et souvent partagés par l’ensemble des acteurs d’une simulation.
Ils peuvent donner l’illusion d’une convergence stratégique rationnelle, alors qu’ils ne sont que la reproduction de croyances collectives non interrogées.
L’histoire du wargaming fournit plusieurs exemples de biais cognitifs ayant produit des conséquences opérationnelles majeures.
En 1940, les armées françaises et britanniques avaient mené des jeux de guerre sur la frontière belge, mais écarté a priori la possibilité d’une percée blindée allemande dans les Ardennes, jugée improbable, mais pourtant simulée. ( historiquement 7 divisions allemandes ont pénétré le dispositif français sans vraiment être retardées, via les Ardennes ).
Ce biais d’ancrage fondé sur une lecture obsolète du terrain considéré peu praticable pour les blindés,contribua à la catastrophe de mai-juin 1940.
De même, lors des wargames de la Guerre froide, certains scénarios d’escalade nucléaire ont été écartés non pas pour des raisons logiques, mais parce qu’ils heurtaient les représentations dominantes du commandement.
Le célèbre exercice Millennium Challenge 2002, conduit par le United States Joint Forces Command, reste sans doute l’un des exemples les plus emblématiques de la tension entre innovation stratégique et validation doctrinale dans le domaine du wargaming.
Ce vaste exercice, mobilisant plus de 13 000 personnels militaires et civils, visait à tester les capacités de commandement intégré et de projection rapide des forces américaines dans un conflit asymétrique fictif situé au Moyen-Orient.
Conçu comme un wargame hybride, combinant simulations numériques, manœuvres réelles et analyse prospective, il avait pour objectif affiché d’éprouver les doctrines émergentes de guerre en réseau (network-centric warfare).
La red team fut confiée au général à la retraite Paul Van Riper, vétéran du corps des Marines, réputé pour son franc-parler et son esprit critique. Incarnant un État du Golfe fictif, Van Riper choisit délibérément d’opérer en dehors des schémas attendus par les planificateurs de la blue team.
Refusant de recourir aux technologies numériques prévisibles et surveillées, il s’appuya sur des moyens de communication non conventionnels – signaux lumineux, messagers à moto, drapeaux – rendant impossible leur détection électronique.
Cela peut faire penser dans une certaine mesure à l'attaque surprise et non conventionnelle du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, qui a pris de court les dispositifs sécuritaires israéliens.
Il utilisa également des attaques préemptives massives et des tactiques de saturation pour prendre de court les forces américaines. En moins de 48 heures, la red team parvint à détruire dix neuf navires de la coalition, infligeant des pertes massives et désorganisant totalement la structure opérationnelle adverse.
Face à ce scénario-catastrophe, la direction de l’exercice prit la décision controversée de "geler" l’action, de réinitialiser certaines séquences et de contraindre la red team à suivre un déroulé plus conforme aux attentes doctrinales ( mauvais perdants ! ).
Van Riper dénonça publiquement ce qu’il qualifia d’exercice manipulé, vidé de sa substance critique.
Selon lui, le Millennium Challenge était devenu un outil de validation des choix stratégiques existants, plutôt qu’un laboratoire d’expérimentation.
Cette affaire suscita un large débat au sein des cercles militaires et universitaires sur la place réelle de la red team dans les wargames institutionnels : est-elle un simple décor permettant de renforcer la crédibilité d’un plan, ou un véritable contre-pouvoir intellectuel autorisé à remettre en cause les postulats fondamentaux ?
Le cas de Millennium Challenge 2002 illustre donc une limite structurelle du wargaming appliqué à la doctrine : lorsque les mécanismes critiques qu’il mobilise deviennent eux-mêmes neutralisés par des impératifs institutionnels, la simulation perd sa valeur heuristique.
Il met également en évidence le risque de domestication de la red team, transformée en simple variable d’ajustement dans un processus de validation descendante, au lieu de jouer pleinement son rôle de perturbation méthodique et d’altérité stratégique.
Les jeux numériques de stratégie au tour par tour, souvent inspirés des wargames militaires ( Flashppoint Campaigns, Strategic Command, Command Modern Opérations, Decisive Campaigns, les jeux WDS ...), reproduisent eux aussi une dynamique cognitive propice aux biais.
En plus de ceux évoqués plus haut j'ajoute ceux ci :
Le biais de familiarité est très présent : les joueurs reproduisent des schémas tactiques historiques, ou suivent des routines fondées sur leur expérience passée, même lorsque les conditions du jeu suggèrent d’autres options.
Le biais de rétrospection pousse les joueurs à anticiper l’Histoire (par exemple, à prévoir l’hiver russe, l’attaque de Pearl Harbor, ou la percée de Koursk), ce qui fausse leur capacité à improviser. De nombreux wargames tentent d’atténuer ce phénomène par l’ajout de brouillards de guerre, d’événements dynamiques ou de conditions de victoire cachées, mais le biais reste puissant.
L’ergonomie du jeu elle-même peut induire des biais cognitifs : interfaces visuelles qui privilégient certaines unités, rapports de combat incomplets, représentations disproportionnées de certaines forces. Ces biais de perception influencent les décisions, surtout en multijoueur, où le biais d’habitude collective (méta dominante) peut s’imposer comme norme implicite de jeu.
Le wargaming, qu’il soit militaire, académique ou vidéoludique, ne devrait pas être perçu comme un exercice prédictif, mais comme un espace critique de questionnement stratégique.
Il permet d’explorer l’inconnu, d’expérimenter des ruptures, de penser des marges. À condition toutefois d’institutionnaliser la critique, de donner une voix autonome aux red teams ( à votre partenaire de jeu ), et de développer une culture de la remise en cause méthodique.
Dans ce contexte, comprendre les biais cognitifs ne doit pas se limiter à une simple question de psychologie individuelle.
Il faut les envisager comme faisant partie d’un environnement intellectuel plus large, propre au wargaming.
L’enjeu est de concevoir des dispositifs ou des jeux de simulation qui permettent de repérer les erreurs de raisonnement, de favoriser les points de vue divergents, et de considérer l’erreur non comme un échec, mais comme une opportunité d’apprentissage.
Je laisse la parole à ce bon vieux Carl von Clausewitz : « L’échec est souvent un meilleur professeur que le succès. »
C’est dans cet équilibre entre planification rigoureuse et remise en question permanente, entre cadre de simulation et liberté d’imagination, que réside la véritable valeur scientifique et stratégique du wargame,par le biais d'un média possiblement ludique.
N'oublions pas qu’il s’agit aussi d’un jeu, un espace de liberté et d’exploration où l’on apprend en s’amusant et où le plaisir de jouer reste essentiel.